Manifestation de gilets jaunes, le 1er décembre 2018 à Paris

Manifestation de gilets jaunes, le 1er décembre 2018 à Paris

afp.com/-

Certains livres tombent particulièrement bien à propos. Le "Manifeste pour le progrès social,", écrit par l'économiste et philosophe Marc Fleurbaye et préfacé par prix Nobel Amartya Sen, appartient à cette catégorie si convoitée par les éditeurs. A sa lecture, tout Français aura aussitôt à l'esprit l'image des milliers de gilets jaunes amassés autour de leurs feux de camp semaine après semaine afin de réclamer davantage d'égalité et d'écoute. L'auteur, lui, n'a pas attendu les cahiers de doléances ouverts dans l'Hexagone pour s'intéresser au "bien-être social".

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Ce chercheur, qui enseigne à l'université américaine de Princeton, a participé aux travaux de la fameuse Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure de la performance économique et du progrès social. Il est désormais l'un des animateurs du programme PIPS pour Panel international sur le Progrès social. Son "Manifeste" synthétise les travaux de ce projet d'envergure majeure dans lesquels trois cents chercheurs en sciences humaines ont mis tout leur savoir et leur confiance en un monde meilleur.

Manifeste pour le progrès social

Trois cents chercheurs internationaux, emmenés par l'économiste et philosophe Marc Fleurbaey, dégagent des pistes de progrès social possibles

© / La Découverte

Hisser haut le terme de "progrès" en ces temps de doute généralisé sur les capacités des acteurs politiques et sociaux à émousser les effets néfastes des révolutions technologiques n'est pas sans courage. C'est soutenir d'emblée qu'en dépit de la funèbre perception du cours du monde partagée par les opinions publiques occidentales, la situation n'est pas si désespérée : en effet, "les décennies passées ont été le théâtre du déclin de la pauvreté dans le monde", rappellent les auteurs travaux du chercheur en psychologie sociale Steven Pinker (Le Triomphe de l'esprit des Lumières, Les Arènes).

Au-delà de ce constat chiffrable, on peut, en toute rationalité, réensoleiller l'avenir sans devoir réduire en cendres fumantes notre système économique et politique et jouer aux Rosa Luxembourg de l'ère 2.0. Le capitalisme, dopé à l'ecstasy néolibérale, a sans nul doute déraillé ces dernières décennies, mais le réformer au profit du bien commun et de la justice sociale est parfaitement envisageable, estiment les auteurs, prenant appui sur leur vaste corpus de résultats expérimentaux. De même qu'il est permis de repenser nos institutions afin de les rendre démocratiquement "durables".

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Louables intentions, mais comment s'y prendre ? En procédant à un renversement culturel qui tournerait résolument le dos au modèle de la concurrence acharnée pour tout miser sur l'éthos de la coopération, selon les chercheurs. Le partage du pouvoir et des responsabilités doit s'effectuer à chaque échelon de la société, en partant du local jusqu'au national. La famille, l'école, l'association locale, l'entreprise, les instances politiques, tous les acteurs sont concernés.

On comprend, dans cette vision à large spectre, que l'une des priorités de l'Etat consiste à investir dans le capital humain, en misant sur l'école et la formation continue. L'idée est de "protéger les personnes" plutôt que les emplois, en donnant à chacun de nouveaux droits permettant de mieux affronter l'avenir et de maîtriser sa vie. Des indemnités suffisantes en cas de mise au chômage, et l'accès facile aux outils et canaux de reconversion, pour rebondir. "Un progrès social approfondi [...] implique le droit de tout un chacun à contrôler sa vie et à prendre part, grâce à un niveau d'éducation et d'information suffisant, aux décisions qui l'affectent dans les différents groupes, associations, communautés dont il fait partie" écrit Marc Fleurbaey. Cela ne vous rappelle pas quelque chose?

Dans l'entreprise, il est plus que temps, ajoute Fleurbaey, que les salariés soient associés à part entière aux décisions, à rebours de l'évolution de ces quatre dernières décennies, qui a vu les actionnaires prendre l'ascendant et leur logique financière s'imposer sur l'objectif collectif. Ces dérives du profit maximisé, facteur majeur de l'accroissement des inégalités, n'impliquent pas de passer par-dessus bord l'économie de marché, estime Marc Fleurbaey. Mais elles rendent indispensable son organisation en vue de prémunir la collectivité contre ceux qu'Adam Smith lui-même nommait "les investisseurs prodigues et les spéculateurs."

Le livre trace de nombreuses pistes susceptibles de nourrir le progrès social - faire entrer les représentants des salariés dans les conseils d'administration, lutter contre la concentration du capital financier afin de garantir le bon fonctionnement concurrentiel des marchés, favoriser les conseils citoyens et la démocratie participative... Il rappelle aussi à bon escient que les gouvernements, s'ils ne peuvent pas "décider" de la mondialisation ou des mutations technologiques, gardent la capacité de les réguler. Par la loi et la coopération - encore elle - entre Etats.

Riche de chiffres et de retours historiques, ce "Manifeste pour le progrès social" redonne espoir en des lendemains plus justes et solidaires. En guise de chute, il aurait parfaitement pu faire sien ce propos d'un Gilet jaune breton invité à consigner ses doléances en mairie : "Replacer l'humain au milieu de toutes les stratégies, le reste suivra de façon inéluctable."

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