Les cahiers de doléances

Nantes, 12 janvier 2019 ©AFP
Nantes, 12 janvier 2019 ©AFP
Nantes, 12 janvier 2019 ©AFP
Publicité

À la veille du « grand débat national », on en sait un peu plus sur le contenu des « cahiers de doléances » mis à disposition par les mairies.

Anne Michel dans le Finisterre et Patrick Roger dans les Yvelines en ont épluché un grand nombre pour Le Monde. Avec un succès « variable » et une surreprésentation des retraités, ces registres expriment « la colère, le sentiment d’injustice » et formulent « de nombreuses suggestions ». Dominent, sans surprise, les doléances sur le pouvoir d’achat et l’injustice fiscale, le rétablissement de l’ISF… Nombreux sont ceux qui suggèrent de lutter contre les paradis fiscaux européens, d’imposer les GAFA. Un habitant de Plouguerneau réclame une meilleure redistribution des richesses et l’évaluation chiffrée des « cadeaux fiscaux » aux entreprises : « Y a-t-il eu des retombées en matière d’emplois, ou ces sommes sont-elles allées grossir les dividendes des actionnaires ? » Certains évoquent la taxation des transactions financières ou la réévaluation des taux de TVA, notamment sur les produits de première nécessité, comme cet habitant des Yvelines, Michel Guy, qui observe que certains produits sont « taxés comme des produits de luxe alors qu’ils sont de consommation courante (bonbons, chocolats, couches pour bébé) ». Le train de vie des élus et ministres est également une critique récurrente, tout comme l’exigence du maintien des services publics : « Nous payons de plus en plus d’impôts et taxes mais nous avons de moins en moins de services publics. Où va l’argent ? » demande un autre Yvelinois. 

Une réforme fiscale ?

Dans Les Echos, l’économiste Christian Saint-Etienne estime qu’une vraie réforme fiscale est possible. Il fait d’abord le constat que « la France détient le triste record de la dépense publique la plus lourde et la moins efficace de l’Union européenne ». Selon lui, « le poids de la protection sociale casse les mécanismes de la prospérité, car on finance massivement le non-travail », retraites et chômage. Sur un ton volontiers sarcastique, le professeur titulaire de la chaire d’économie au CNAM suggère quelques solutions chiffrées, et pour répondre à la demande générale de « taxer les plus riches », il propose une innovation en matière fiscale : un « impôt Gini » sur les très hauts revenus visant à réduire les inégalités sociales après redistribution. Le coefficient de Gini sert à mesurer la distribution des richesses dans une population donnée, c’est un indice courant de l’inégalité des revenus. Détail de « l’impôt Gini » : 1 % sur le revenu fiscal de référence au dessus de 100.000 euros, 2 % au-dessus de 200.000 euros et 3 % au-dessus de 300.000 euros. L’idée serait d’en affecter les recettes « au financement de la prime d’activité afin de créer un lien direct entre fiscalité sur les très riches et incitation à travailler pour les revenus modestes ». 

Publicité

Un Giec pour le progrès social

Dans les pages idées de Libération, Simon Blin et Sonya Faure évoquent le Manifeste pour le progrès social (La Découverte) d’un groupe de 300 experts internationaux, économistes, sociologues, juristes… parrainés par le Prix Nobel Amartya Sen. Sur le modèle du GIEC pour le climat, ce Panel international sur le progrès social pour le XXIe siècle – le Pips – estime que si l’« on ne peut se passer du marché, on peut aller au delà du capitalisme ». En s’appuyant sur l’entreprise privée, sur un « Etat émancipateur » plutôt que sur un Etat-providence « et sur l’individu, qu’il soit citoyen-militant ou entrepreneur éclairé ». Pour Marc Fleurbaey, professeur d’économie à l’université de Princeton, « nous ne vivons plus dans des oppositions de classe, mais dans des coalitions variées, difficilement lisibles, comme le montrent les gilets jaunes ». D’où la proposition de réformer la finalité comme la gouvernance de l’entreprise. « Le principe de responsabilité limitée, grâce auquel les actionnaires ne peuvent être tenus pour responsables des dettes d’une société, doit être abrogé ou réformé. » Il faut également « briser le mythe selon lequel les entreprises appartiennent aux actionnaires ». Leur gouvernance doit s’ouvrir aux salariés, clients, fournisseurs, communauté locale. Le rapport insiste sur la piste américaine des benefit corporations (B-Corp), qui adossent leur valeur, non pas seulement à celle de leur action, mais aussi à leur impact environnemental ou aux collectivités qui les entourent. Des idées bienvenues dont il n’est pas dit qu’elles suffisent à résorber la colère.

Qu’est-ce qu’une saine colère ?

_Philosophie magazine_consacre un dossier à cette question, avec notamment l’interview de Pankaj Mishra, qui a publié L’âge de la colère, une histoire du présent, à paraître dans notre langue en avril chez Zulma. Pour lui, cette colère est l’expression du ressentiment contre les promesses non tenues de la modernité, dont il nous faut reformuler le projet d’émancipation. Il souligne notamment le sentiment d’impuissance et l’isolement de ceux dont on attend « qu’ils soient des entrepreneurs individuels compétitifs sur le marché ». Et d’ajouter : « Nous sommes face à un étrange désordre psychique qui a été très tôt diagnostiqué par Rousseau lorsqu’il craignait l’avènement d’une société régie par l’intérêt individuel et gangrenée par l’envie, l’insatisfaction et la vanité. Ce sont ces pathologies qui se combinent pour former une guerre civile de basse intensité. »

Par Jacques Munier

A lire sur le site AOC Bikini rouge sur fond jaune, le beau et poignant récit de l'anthropologue Eric Chauvier : l'histoire d'une promotion sociale par l'amour, finalement avortée. Une version moderne et littéraire de l'enquête de Bourdieu Le Bal des célibataires, dont le protagoniste est une femme, victime de la double domination masculine et sociale, et que l'auteur finit par retrouver sur un rond-point, au milieu d'un groupe de gilets jaunes.

L'équipe